“On croit souvent que personne ne sera là pour nous écouter, que personne ne voudra entendre nos blessures. Et on oublie alors qu'il y aura toujours le vent pour veiller sur nous.”
C
ela faisait longtemps qu'Aelia n'avait pas connu un hiver si agité. Toutes ces années, la neige avait pris possession de la ville et les vents avaient été les seuls à murmurer dans les rues. Zoya en avait presque oublié ce qu'était la vie d'avant la guerre, la vie d'avant la trahison. Elle ne se souvenait que peu des visages souriants sur le marché, des cris d'enfants qui couraient sur les pavés ou des rires qui emplissaient l'air de joie. Elle se rappelait en revanche des regards inquiets, des pas feutrés et des bonjours murmurés au passage. Elle se rappelait des rues presque désertes et des bougies qu'on ne laissait pas longtemps aux fenêtres. Puis il y avait eu le massacre. Et enfin, la mort.
V
oir Aelia reprendre vie était à la fois déroutant et exaltant. Des heures entières elle avait prié le vent et les ancêtres de sauver sa nation, de sauver son peuple, et elle se voyait exaucée. Il y avait des sourires, de ci de là, jamais bien grands et parfois forcés, mais elle en voyait. Ils étaient encore en guerre, ils continuaient de se cacher, toujours. Et pourtant, ils étaient là, tous ensemble, et c'était l'espoir qui prédominait dans cette histoire. L'espoir... Il avait quitté beaucoup de personnes ici, à Aelia, malgré ses efforts pour leur insuffler la foi lors de ses nombreuses descentes en ville. Certains restaient perdus, bien que les Livanov soient de retour, bien que d'anciens amis ou voisins soient revenus. Le changement n'était jamais simple.
Z
oya grimpa agilement les marches à flanc de montagne, Zec sautillant sur ses talons. Elle était descendue en ville pour observer les nouveaux arrivés, une fois de plus. Elle n'osait pas encore totalement les approcher, même si elle avait déjà conversé avec certains d'entre eux. Sa place n'était pas dans les troupes, mais bien là-haut, au monastère, à prier pour la réussite de leur entreprise. Et surtout, à prier pour que leurs esprits s'apaisent et n'aient plus soif de sang. C'était contraire à leurs croyances.
—
Arrêtons-nous au premier temple, proposa-t-elle à son daemon,
j'aimerais prier.Zec se contenta de la suivre sans rechigner. Le temple était à mi-chemin entre les sommets où se trouvaient la majorité des lieux de culte, et la ville. La plupart du temps, les citoyens s'arrêtaient là pour converser avec le vent. Comme partout dans Elioras, il ne possédait aucun mur, seulement de larges piliers pour soutenir son toit et laisser l'air le traverser de part en part.
L
orsqu'elle pénétra dans l'édifice, la jeune femme remarqua qu'elle n'était pas seule. Un peu plus loin, une large silhouette lui tournait le dos. Même à une telle distance, elle savait qu'elle n'avait jamais vu cet homme auparavant : elle connaissait tous les rescapés de la guerre, et il n'en faisait pas partie. Il était de ces nouveaux arrivants, de ces rebelles qu'elle ne connaissait que peu. Son premier réflexe l'aurait poussée à faire demi-tour et à rejoindre les hauteurs. Elle avait cette manie de les fuir comme la peste. Puis elle réalisa qu'elle était ici chez elle, sur
son territoire, et qu'elle ne pourrait donc se laisser corrompre par leurs envies de vengeance, pas tant que le vent soufflerait sur sa peau.
D
oucement, elle s'approcha de l'étranger, et s'assit non loin, regardant dans la même direction que lui. Les plaines d'Elioras s'étendaient sous ses yeux, à l'infini, magnifiques. Cette vue l'avait toujours apaisée. Sans même le regarder, elle comprit que c'était sans doute ce qu'il recherchait : la paix. Elle sentait de nombreuses ondes négatives émaner de son corps, et un bref coup d’œil lui montra un visage torturé, perdu. Parfois, elle oubliait que les rebelles n'étaient pas tous des guerriers aguerris et sans peurs. Ce n'était pas sage de sa part de juger si vite les gens en fonction de leurs actes.
— C'est beau, n'est-ce pas ? osa-t-elle, toujours sans le regarder. Les plaines sont si paisibles que j'en oublie toujours toutes les atrocités que j'ai pu voir de l'autre côté de ce temple.